Verlaine, Rimbaud, Cros, Nouveau

Dixains Réalistes
et autres « Vieux Coppées »


*

Pour charmer tes ennuis, ô temps qui nous dévastes,
Je veux, durant cent vers coupés en dizains chastes
Comme les ronds égaux d'un même saucisson,
Servir aux amateurs un plat de ma façon.
Tout désir un peu sot, toute idée un peu bête
Et tout ressouvenir stupide mais honnête
Composeront le fier menu qu'on va licher.
Muse, accours, donne-moi ton ut le plus léger,
Et chantons notre gamme en notes bien égales,
À l'instar de Monsieur Coppée et des cigales.

P.V.


*

Cheminant Rue aux Ours, un soir que dans la neige
s'effeuillait ma semelle en galette : — Oh ! que n'ai-je,
me dis-je, l'habit bleu barbeau, les boutons d'or,
la culotte nankin, et le gilet encor,
le beau gilet à fleurs où se fane la gloire
d'une famille, et, bien reprisés par Victoire,
le bas de cotonnade, et, chères aux nounous,
les syllabes en coeur du patois de chez nous...
Car un
Bureau disait sur une plaque mince :
« On demande un jeune homme arrivant de province. »

G.N.


FIAT LUX

Il marche à l'heure vague où le jour tombe. Il marche,
Portant ses hauts bâtons. Et, double ogive, l'arche
Du pont encadre l'eau, couleur plume de coq.
Il a chaud et n'a pas le sou pour prendre un bock.
Mais partout où ses pas résonnent, la lumière
Brille. C'est l'allumeur humble de réverbère
Qui, rentrant pour la soupe, avec sa femme assis,
L'embrasse, éclairé par la chandelle des six,
Sans se douter — aucune ignorance n'est vile
Qu'il a diamanté, simple, la grande ville.

C.C.


*

Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette
Où des marroniers nains bourgeonne la baguette,
Vers la prairie étroite et communale, au mois
De mai. Des jeunes chiens rabroués bien des fois
Viennent près des Buveurs triturer des jacinthes
De plate-bande. Et c'est, jusqu'aux soirs d'hyacinthe,
Sur la table d'ardoise où, l'an dix-sept cent vingt
Un diacre grava son sobriquet latin
Maigre comme une prose à des vitraux d'église,
La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise.

A.R.


GAGNE-PETIT

Il a tout fait, tous les métiers. Sa simple vie
Se passe loin du bruit, loin des cris de l'envie
Et des ambitions vaines du boulevard.
Pour ce jour attendu, qui s'annonce blafard,
Les savants ont prédit, avant l'heure où se couche
Le soleil, une éclipse. Et sa maîtresse accouche,
Apportant un enfant parmi tant de soucis !
Il compte, pour dîner, sur ses verres noircis.
Carrières de Montmartre, en vos antres de gypse,
Abritez le marchand de verres pour éclipse !

C.C.


*

Bien souvent dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent,
Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec des revendeuses.
Bien souvent sous le nez des bourgeoises grondeuses
J'ai, non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cette danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
— La nuit vient. Je m'endors et j'aime Rocambole.

P.V.


*

Aux livres de chevet, livres de l'art serein,
Obermann et Genlis, Vert-vert et le Lutrin,
Blasé de nouveauté grisâtre et saugrenue,
J'espère, la vieillesse étant enfin venue,
Ajouter le traité du Docteur Venetti.
Je saurai, revenu du public abêti,
Goûter le charme ancien des dessins nécessaires.
Écrivain et graveur ont doré les misères
Sexuelles : et c'est, n'est-ce pas, cordial :
Dr Venetti, Traité de l'Amour conjugal.

A.R.


*

Dites, n'avez-vous pas, lecteurs, l'âme attendrie,
Contemplé quelquefois son image chérie ?
Tête pâle appuyée au revers de sa main,
César rêve d'hier et pense au lendemain.
Il évoque les jours de gloire et d'ordre, et songe
Aux jours où le crédit n'était pas un mensonge.
Au moins, il s'attendrit sur les chemins de fer
Très-mous et sur l'emprunt inférieur au pair,
Puis, triste, il rêve, coeur qu'on navre et qui s'effrite,
À sa si blanche, à sa si pâle Marguerite.

P.V.


BOUILLONS-DUVAL

Digne et modeste dans sa chaire d'acajou
Le timide employé parmi le luxe fou
Que l'Entreprise doit à ce
noir Bonaparte,
Tend au fier gastronome arrivant la pancarte
Qu'une servante va tout à l'heure pointer.
En le voyant si pâle, oh ! qui voudrait douter
Que c'est un orphelin de la guerre dernière ?
Un poëte, peut-être ! À coup sûr un bon frère
Qui peine, pour sauver un jour d'un sort si bas,
Sa soeur, fille de joie au loin, qui n'écrit pas !

P.V.


*

Muses, souvenez-vous du guerrier,— de l'ancien
qui ne fut général ni polytechnicien,
mais qui charma dix ans les mânes du grand Hômme !
Cet invalide était la gaîté de son dôme.
Mon coeur est plein du bruit de sa jambe de bois.
Pauvre vieux ! j'ai rêvé de vous plus d'une fois,
la nuit, quand passe au ciel, avec ses gros yeux vides,
la lune au nez d'argent, astre des invalides,
ou que le vent se meurt, comme un chant du départ...
Et j'ai fait encadrer le mot de faire-part.

G.N.


PAYSAGE

Versailles où l'éclat des roses s'échelonne,
Les jardins suspendus jadis à Babylone,
Et les fruits de rubis des
Mille et une Nuits,
Ont charmé longuement mes innocents ennuis,
Mais, à présent, mûri par notre époque triste,
Je fuis ces visions qui poursuivent l'artiste,
Et mon regard rêveur s'abaisse volontiers
Vers la loge, où, contents végètent mes portiers :
Près du carreau poudreux où l'homme fait sa barbe
J'aime le petit pot où croupit la joubarbe.

C.C.


LE BALAI

C'est un humble balai de chiendent, trop dur
Pour une chambre ou pour la peinture d'un mur.
L'usage en est navrant et ne vaut pas qu'on rie.
Racine prise à quelque ancienne prairie
Son crin inerte sèche : et son manche a blanchi.
Tel un bois d'île à la canicule rougi.
La cordelette semble une tresse gelée.
J'aime de cet objet la saveur désolée
Et j'en voudrais laver tes larges bords de lait,
Ô Lune où l'esprit de nos Soeurs mortes se plaît.

A.R.


CROQUIS DE DOS

Il travaille, le jour, dans un bazar tout neuf,
Criant : « Tout est à treize, et là, tout à vingt-neuf ! »
Sa casquette est la plus superbe des casquettes,
En soie, et fait valoir ses courbes roufflaquettes.
Un foulard jaune tourne autour de son cou gras
Et rouge, que font voir ses cheveux tondus ras.
Comme sa connaissance a, ce soir, de l'ouvrage,
Il est libre et content. Car jamais il ne rage,
À moins qu'elle ne flâne. Aussi c'est d'un air grand
Qu'il s'écrie au café : « Garçon ! un mazagran ! »

C.C.


*

Souvenir d'une enfance austèrement bébête
— Ô les commencements chétifs d'un grand poète : —
J'ai dans ma chambre deux images d'Épinal
Naïves que commente un texte marginal
Où la simplicité se mèle à l'énergie :
C'est
Napoléon III terrassant l'Anarchie
Et c'est le plus clément des lions florentins.
— Soyez bénis, doux bois affreux, d'où je retins
Pour braver les dangers de cette vie amère,
L'amour de mon Pays et l'amour de ma Mère.

P.V.


SONGE D'ÉTÉ

À d'autres les ciels bleus ou les ciels tourmentés,
La neige des hivers, le parfum des étés,
Les monts où vous montez, fiertés aventurières
Des Anglaises. Mes yeux aiment mieux les clairières
Où la charcuterie a laissé ses papiers,
Les sentiers où l'on sent encor l'odeur des pieds
Des soldats avec leurs payses, la presqu'île
De Gennevilliers, où croît l'asperge tranquille
Sous l'irrigation puante des égouts...
On ne dispute pas des couleurs ni des goûts.

C.C.


*

Les soirs d'été, sous l'oeil ardent des devantures,
Quand la sève frémit sous les grilles obscures
Irradiant au pied des grêles marroniers,
Hors de ces groupes noirs, joyeux ou casaniers,
Suceurs de brûle-gueule ou baiseurs du cigare,
Dans le kiosque mi-pierre étroit où je m'égare,
— Tandis qu'en haut rougeoie une annonce d'
Ibled, —
Je songe que l'hiver figera le filet
D'eau propre qui bruit, apaisant l'onde humaine,
— Et que l'âpre aquilon n'épargne aucune veine.

A.R.


*

Les écrevisses ont mangé mon coeur qui saigne,
Et me voici logé maintenant à l'enseigne
De ceux dont Carjat dit : « C'était un beau talent,
Mais pas de caractère », et je vais, bras ballants,
Sans limite et sans but, ainsi qu'un fiacre à l'heure,
Pâle, à jeun, et trouvé trop c... par Gill qui pleure.
« Mourir, — dormir ! » a dit Shakspeare ; si ce n'est
Que ça, je cours vers la forêt que l'on connaît,
Et puisque c'est fictif, j'y vais pendre à mon aise
Ton beau poëte blond, faune barbizonnaise !

P.V.


*

C'est à la femme à barbe, hélas ! qu'il est allé,
le coeur de ce garçon, coiffeur inconsolé.
Pour elle il se ruine en savon de Thridace.
Ce
lait d'Hébé (que veut-on donc que ça lui fasse ?)
ce vinaigre qu'un sieur Bully vend, l'eau (pardon !)
de Botot (exiger le véritable nom),
n'ont pu mordre sur cette idole de la foire.
Et s'il lui donne un jour la pâte épilatoire
que vous savez, l'Enfant murmurera tout bas :
Quelle est donc cette pâte ? et ne comprendra pas.

G.N.


PAYSAGE

Vers Saint-Denis c'est bête et sale la campagne.
C'est pourtant là qu'un jour j'emmenai ma compagne.
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d'été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu'une rôtie.
C'était pas trop après le Siège : une partie
Des « maisons de campagne » était à terre encor.
D'autres se relevaient comme on hisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres
Portaient écrit autour : Souvenir des désastres.

P.V.


*

On s'aimait, comme dans les romans sans nuage,
à Bobino, du temps de « Plaisirs au Village ».
Orphée alors chantait des blagues sur son luth ;
c'était l'époque où Chose inventait le mot : « Zut ! »
où les lundis étaient tués par Sainte-Beuve.
Les Parnassiens charmés rêvaient la rime neuve ;
et cousin Pierre était encore au régiment.
Sans prévoir de sa part le moindre embêtement,
l'Empereux, au Français, s'invitait chez Molière.
Haussmann songeait : Faudra raser la Pépinière !

G.N.


À L'ÉGLISE

Elle était à genoux et montrait son derrière
Dans le recueillement profond de la prière.
Pour le mieux contempler j'approchai de son banc :
Sous la jupe levée il me sembla si blanc
Que dans le temple vide où nulle ombre importune
N'apparaissait au loin par le bleu clair de lune,
Sans troubler sa ferveur je me fis son amant.
Elle priait toujours. Je perçus vaguement
Qu'elle bénissait Dieu dans le doux crépuscule.
Et je n'ai pas trouvé cela si ridicule.

G.N.


RÉSIPISCENCE

Celle qui m'apparaît, quand je clos mes yeux las,
Tricote un bas de laine. Elle a des bandeaux plats,
Elle a passé la fleur de ses jeunes années
Dans des salons proprets, aux couleurs surannées,
Et rêve d'épouser un substitut grivois.
Elle chante, avec un petit filet de voix :
« Le départ d'Alcindor, les pleurs de son amante. »
Son corsage montant et sa petite mante,
Cache probablement un corps frêle et fiévreux :
Il n'est pas étonnant que j'en sois amoureux.

C.C.


*

On m'a mis au collège (oh ! les parents, c'est lâche !)
en province, dans la vieille ville de H...
J'ai quinze ans, et l'ennui du latin pluvieux !
Je vis, fumant d'affreux cigares dans les lieux ;
et je réponds, quand on me prive de sortie :
« Chouette alors ! » préférant le bloc à la partie
d'écarté, chez le maire, où le soir, au salon,
honteux d'un liséré rouge à mon pantalon,
j'écoute avec stupeur ma tante (une nature !)
causer du dernier bal à la sous-préfecture.

G.N.


ÉTAT DE SIÈGE ?

Le pauvre postillon, sous le dais de fer-blanc,
Chauffant une engelure énorme sous son gant,
Suit son lourd omnibus parmi la rive gauche,
Et de son aine en flamme écarte la sacoche.
Et tandis que, douce ombre où des gendarmes sont,
L'honnête intérieur regarde au ciel profond
La lune se bercer parmi la verte ouate,
Malgré l'édit et l'heure encore délicate,
Et que l'omnibus rentre à l'Odéon, impur
Le débauché glapit au carrefour obscur !

A.R.


*

J'ai du goût pour la flâne, et j'aime, par les rues,
les réclames des murs fardés de couleurs crues,
la Redingote Grise, et Monsieur Gallopau ;
l'Hérissé qui rayonne au-dessous d'un chapeau ;
la femme aux cheveux faits de teintes différentes.
Je m'amuse bien mieux que si j'avais des rentes
avec l'homme des cinq violons à la fois,
Bornibus, la Maison n'est pas au coin du Bois ;
le kiosque japonais et la colonne-affiche...
Et je ne conçois pas le désir d'être riche.

G.N.


NOCEUR

Après avoir vidé toutes les coupes, toutes !
Il faut enfin rentrer ; car mes fibres dissoutes,
Dans les cafés criards, hantés par les catins,
Ont froid dans la nuit lourde et les douteux matins.
Marchons. Voici grouiller déjà les gens des halles.
Je rougis, maraîchers, à voir vos blouses sales,
Que rafraîchit l'odeur lointaine des labours.
Travailleurs, ignorants des malsaines amours,
Vous entassez des choux sur le trottoir, sans même
Vous douter de l'horreur qui suit le passant blême.

C.C.


MORALE

Sur des chevaux de bois enfiler des anneaux,
Regarder un caniche expert aux dominos,
Essayer de gagner une oie avec des boules,
Respirer la poussière et la sueur des foules,
Boire du coco tiède au gobelet d'étain
De ce marchand miteux qui fait ter lin tin tin,
Rentrer se coucher seul, à la fin de la foire,
Dormir tranquillement en attendant le gloire
Dans un lit frais l'été, mais, l'hiver, bien chauffé,
Tout cela vaut bien mieux que d'aller au café.

C.C.


BÉNÉDICTION

Des femmes en peignoir, portant la boîte au lait,
Craignaient de se crotter et montraient leur mollet.
Ils étaient trois, vêtus d'ulsters garnis de martre.
Ils rentraient, ce matin, d'une orgie à Montmartre,
Et ces trois débauchés riaient du doux café
Que l'épouse, à l'époux au lit, sert bien chauffé.
Un prêtre, qui passait, rougit de ce blasphème.
Ils narguèrent le prêtre. Et l'un sifflota même
Quelque chanson obscène, apprise aux Délass-Com.
Le prêtre simplement, leur dit :
Pax vobiscum !

C.C.


VUE SUR LA COUR

La cuisine est très-propre, et le pot-au-feu bout
Sur le fourneau. La bonne, attendant son troubade,
Épluche en bougonnant légumes et salade,
Ses doigts rouges et gras, avec du noir au bout,
Trouvent les vers de terre entre les feuilles vertes.
On bat des traversins aux fenêtres ouvertes.
Mais voici le pays. Après un gros bonjour,
On lui donne la fleur du bouillon, leur amour
S'abrite à la vapeur du pot, chaud crépuscule...
Et je ne trouve pas cela si ridicule.

C.C.


*

Je courais la Russie... — Oui, Monsieur, me dit-elle,
jaune et pâle, avec ça toute argot et dentelle ;
un breva dans ses doigts enfume un diamant.
Elle reprit : Eh bien, foi de femme qui ment,
quoi ! je trouve, un matin que j'étais seule au monde,
un cigare d'un rond, perdu dans ma profonde,
et qui causait avec de vieilles notes, là.
Je l'allumai dans un gai « laï tou la la »,
et j'ai connu, par un exil sans espérance,
le charme d'un petit bordeaux — sentant la France !

G.N.


*

J'entrais chez le marchand de meubles, et là, triste,
(Savez-vous la chanson du petit Ébéniste ?)
j'allais, lui choisissant une chose à ses goûts,
C'est vers toi que je vins, Canapé-Lit-Leroux.
J'observai le ressort, me disant que cet homme
fit une chose utile, étant donné le somme.
J'appréciai le tout d'un mot technique et fin ;
si bien que le marchand, ému, me tend sa main
honnête, et dit : « Monsieur fabrique aussi sans doute ? »
Douce parole et qu'en mon coeur je grave toute.

G.N.


PITUITE

Ayant tout essayé, blême, je ne crois plus
Aux amoureux musclés, soupeurs et chevelus ;
Car moi, qui suis mourant à toutes les minutes,
Tué par la recherche inquiète et les luttes
Littéraires, je crains l'épuisante douceur
Des chauds oaristys. Je voudrais une soeur,
Une femme rêvant avec moi, côte à côte,
Frissonnante, croyant qu'elle fait une faute,
Et nous nous aimerions d'un amour immortel,
Sans stores de voiture et sans chambre d'hôtel.

C.C.


*

J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre
Sortit un brûle-gueule et mit à la fenêtre,
Vers les brises, son front très calme aux poils pâlis.
Puis ce chrétien, bravant les brocards impolis,
S'étant tourné, me fit la demande énergique
Et triste en même temps d'une petite chique
De caporal, — ayant été l'aumônier-chef
D'un rejeton royal condamné derechef, —
Pour malaxer l'ennui d'un tunnel, sombre veine
Qui s'offre aux voyageurs, près Soissons, ville d'Aisne.

A.R.


TANTALIZED

L'aile où je suis donnant juste sur une gare,
J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre
Des machines qu'on chauffe et des trains ajustés,
Et vraiment c'est des bruits de nids répercutés
À des dieux de fonte et de verre et gras de houille.
Vous n'imaginez pas comme cela gazouille
Et comme l'on dirait des efforts d'oiselets
Vers des vols tout prochains à des cieux violets
Encore et que le point du jour éclaire à peine.
Ô ces wagons qui vont dévaler dans la plaine !

P.V.


TABLEAU

Enclavé dans les rails, engraissé de scories,
Leur petit potager plaît à mes rêveries.
Le père est aiguilleur à la gare de Lyon.
Il fait honnêtement et sans rebellion
Son dur métier. Sa femme, hélas ! qui serait blonde,
Sans le sombre glacis du charbon, le seconde.
Leur enfant, ange rose éclos dans cet enfer
Fait des petits châteaux avec du mâchefer.
À quinze ans il vendra des journaux, des cigares :
Peut-être le bonheur n'est-il que dans les gares !

C.C.


*

Octobre, vers le vieux château, dont le portail
pleure et rit quelque part dans Ponson du Terrail,
guide cet excellent notaire de campagne
que vous avez connu, décent et noir, la cagne
aux genoux, mais qui, doux disciple de Rousseau,
fait ce voyage à pied, malgré la pluie à seau
lui détraquant un beau pépin rose qu'il gère
d'une main molle ; il chante : « Il pleut, il pleut, Bergère, »
allègre, et certain d'être, ô le gros polisson !
le bienvenu du vieux château, cher à Ponson !

G.N.


COEUR SIMPLE

Dans les douces tiédeurs des chambres d'accouchées
Quand à peine, à travers les fenêtres bouchées,
Entre un filet de jour, j'aime, humble visiteur,
Le bruit de l'eau qu'on verse en un irrigateur,
Et les cuvettes à l'odeur de cataplasme.
Puis la garde-malade avec son accès d'asthme,
Les couches, où s'étend l'or des déjections,
Qui sèchent en fumant devant les clairs tisons,
Me rappellent ma mère aux jours de mon enfance ;
Et je bénis ma mère, et le ciel, et la France !

C.C.


*

Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite.
J'y bois à petits coups, en clignotant des yeux,
Un mazagran avec deux doigts de cognac vieux
Puis je lis — et quel sage à ces excès résiste —
Le
Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran
Je rentre à pas de loup au bureau : mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon algarade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.

P.V.


*

Endiguons les ruisseaux : les prés burent assez.
Bonsoir lecteur, et vous lectrice qui pensez
D'ailleurs bien plus à Worth qu'aux sons de ma guimbarde
Agréez le salut respectueux du barde
Indigne de vos yeux abaissés un instant
Sur ces cent vers que scande un rhythme équilistant ;
Et vous, protes, n'allez pas rendre encore pire
Qu'il ne l'est, ce pastiche infâme d'une lyre
Dûment appréciée entre tous gens de goût
Par des coquilles trop navrantes. — Et c'est tout ! —

P.V.


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